4 avril 2018

Gramsci ne peut être réduit à la pensée gramscienne

Par admin

« Gramsci appartient tout comme le héros de Jules Vallès
à la catégorie de ceux qui nourris de grec et de latin
sont morts de faim » (
Jean-Yves Frétigné)

Jean-Yves Frétigné est un ancien membre de l’École Française de Rome, Président de la Société d’études françaises du Risorgimento italien. Il est également maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Rouen, spécialiste de la pensée et des idées politiques en France et en Italie. Il est également chercheur associé au Centre d’histoire de Sciences Po au sein du GRIC (Groupe de recherche sur l’Italie contemporaine) et au CHCSC, Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (Université de Saint Quentin en Yvelines).

Il vient de publier une biographie passionnante consacrée à Antonio Gramsci. André Tosel, professeur de philosophie, qui est l’un des meilleurs spécialistes de Gramsci, parle du théoricien italien comme d’un « célèbre méconnu ». Frétigné a conscience de la difficulté de s’attaquer à un personnage comme Gramsci.

Dès les premières lignes, il indique que selon lui : « Il y a trois manières d’aborder le continent Gramsci. La première est de s’intéresser à l’homme, la deuxième est d’étudier sa pensée, la troisième d’analyser la postérité de son œuvre. Si ces trois approches sont complémentaires entre elles, elles supposent toutefois trois types d’ouvrages : la biographie, l’analyse philosophique, l’investigation historiographique. »

Il a pris le parti de ne pas choisir entre ces trois orientations, afin de nous livrer un livre qui retrace la vie de Gramsci, agrémenté d’analyses philosophiques et d’éléments historiographiques.

Machiavel ne peut être réduit au machiavélisme, comme Gramsci à la pensée gramscienne ou à la seule métapolitique.

Malheureusement, c’est souvent le cas. Beaucoup ne retiennent de Gramsci qu’une seule de ses pensées : il convient de mener la bataille des idées pour soustraire les classes populaires à l’influence de l’idéologie dominante, animée selon lui par le patronat et la bourgeoisie.

Pour Gramsci, la victoire culturelle précède la victoire politique. Pourtant, au sein de son propre camp, ses thèses sont loin de faire l’unanimité : « Ses prises de position métapolitiques sont combattues par les réformistes et elles sont ignorées par les maximalistes qui se montrent réticents pour ne pas dire hostiles aux thèses culturalistes qui leur semblent coupées des enjeux organisationnels et idéologiques concrets ». Fréquemment citées, à l’instar d’autres intellectuels et théoriciens politiques, mais rarement lues, comprises et bien souvent galvaudées, les analyses qu’Antonio Gramsci développe dans les Carnets de prison, alors qu’il est incarcéré dans les geôles fascistes au début des années 1930, connaissent une remarquable vitalité. Effectivement, aujourd’hui encore tout l’échiquier politique s’inspire ou revendique son héritage intellectuel. Gramsci se trouve cité autant par la gauche que la droite, que par l’extrême gauche et l’extrême droite. Toute sa vie, il se consacra à l’étude, aux idées et à l’écriture.

Étudiant à Turin et vivant dans la précarité, sa priorité restait malgré tout d’acquérir un maximum de connaissances : « Sa mère lui reprochait de vendre les fromages qu’elle lui donnait pour améliorer l’ordinaire de ses repas, afin de pouvoir s’offrir des livres pour satisfaire sa soif insatiable de lecture. »

L’auteur précise : « Gramsci appartient, tout comme le héros de Jules Vallès à la catégorie de ceux qui nourris de grec et de latin sont morts de faim ». Gramsci a été marqué par son enfance, lui qui est issu d’un milieu plutôt modeste : « L’affirmation qu’Antonio Gramsci fut le fils de paysans pauvres est donc une pieuse légende qui aura la vie dure, depuis le moment où elle est formulée par Palmiro Togliatti (1893-1964), le leader du PCI, dans le premier article commémoratif qu’il consacre à Antonio Gramsci, l’année même de sa mort en 1937. Les parents de Gramsci sont des notables, mais des petits notables à la merci du sort. »

Adulte, il aimait raconter une fable pour expliquer comment il voyait son pays : « Ainsi a-t-il rappelé l’histoire du moine mendiant et de la fève : un moine mendiant qui ne possédait à l’origine qu’une fève la confie à une paysanne. Mais le coq de cette dernière dévore la légumineuse et le moine, pour se dédommager de la perte de celle-ci repart avec le coq. Celui-ci est confié aux bons soins d’une autre femme, par notre moine, qui se rend à l’église pour y faire ses dévotions. Mais le coq est dévoré par le cochon ; le moine repart donc avec le cochon, et ainsi poursuivant sa route il devient le maître du pays régnant sur une masse de pauvres qu’il a dépouillés de leurs maigres biens. Telle est l’image de la Sardaigne dans l’esprit du jeune enfant, pour qui le monde se divise entre ceux qui doivent gagner leur pain pour étudier et les autres considérés comme des nantis ».

Ces derniers mangeaient à leur faim tous les jours, et pouvaient pleinement se consacrer à leurs études contrairement à lui. Il reprocha souvent à ses parents une certaine négligence et indifférence quant à leur situation sociale extrêmement précaire. Il les stigmatisa par la formule suivante : « imperturbabilité mahométane », expression qu’il reprendra souvent dans le cadre politique.

Dès ses jeunes années étudiantes et militantes, il rejette la religion et reconnaît en Hegel le porteur d’un certain libéralisme de gauche : « Le jeune étudiant retient alors précisément cette idée fondamentale que la modernité suppose l’abandon de toute religion positive, qu’elle soit révélée ou mythologique. » Enfant et adolescent, Antonio « lisait divers livres et revues socialistes, notamment les écrits de Gaetano Salvemini et de Benedetto Croce, mais aussi les romans populaires de Carolina Invernizio et d’Anton Giulio Barril. »

Cependant, il tourne vite le dos à cette première inclination de jeunesse : « En revanche, l’idéologie socialiste du début du XXe siècle, lui apparaît, au mieux, comme un discours généreux mais creux, au pire, comme un tissu de lieux communs teintés d’un racisme anti-méridional, que le Sarde, qu’il est et qu’il demeure sa vie durant, rejette avec force et dégoût. »

Rapidement, il fait ses premières armes. Il est donc intéressant de noter quels furent ces premiers engagements : « Les trois premiers combats politiques de Gramsci (la défense du libre-échange, la proposition d’une candidature de Salvemini à Turin, et enfin le refus de la neutralité passive du PSI face à l’engagement du gouvernement italien dans la guerre) reflètent cette formation intellectuelle reçue à Turin et traduisent la nécessité d’un libéralisme cohérent et le rejet de tout déterminisme naturaliste économiste, niant la capacité créatrice de l’homme à façonner l’histoire. »

Néanmoins il ne participe pas à la Ire Guerre Mondiale : « Réformé à cause de sa malformation physique, Gramsci ne connaît pas l’épreuve du feu que subiront ses amis politiques comme ses frères de sang. »

Son handicap physique et sa santé fragile expliquent certainement ses prédispositions intellectuelles, ainsi que son incapacité à agir avec succès une fois sorti de l’étude et de l’écriture.

Frétigné continue sa présentation en expliquant que : « Gramsci a été sa vie durant, un journaliste prenant son travail avec le plus grand sérieux. Ceux qui l’ont fréquenté régulièrement le décrivent les poches remplies de manuscrits, penché sur sa table de travail en train de relire et de corriger avec soin son texte, qu’il n’écrit jamais dans un seul jet pour y trouver la formule la plus adéquate en mesure de frapper le lecteur tout en détournant les ciseaux de la censure. »

Il y a un autre aspect notable de la vie de Gramsci dont nous devons parler. Au début de sa carrière, Gramsci signe rarement ses différents écrits, préférant des pseudonymes ou ses initiales. Parfois, il préfère ne pas signer : « Il ne signe que très rarement ses articles de son nom et prénom. Dans ce choix, il ne faut voir ni timidité, ni fausse modestie, mais le refus de toute forme d’amour-propre. Pour l’intellectuel socialiste qu’il est, l’individu doit s’effacer derrière l’idée. »

Gramsci, contrairement aux militants de l’unification italienne du siècle dernier, n’attendait rien de la France. Il avait plutôt une vision négative de la Patrie dite des Droits de l’Homme : « Gramsci voit encore dans la France la terre du jacobinisme et de la franc-maçonnerie, c’est-à-dire le pays de l’humanitarisme abstrait fondé sur les notions surannées de droit naturel et de justice universelle, il préfère alors célébrer le sérieux des Anglo-Saxons. Il applaudit à l’intelligence du projet de la Société des Nations de Wilson, qui rejette “la vieille conception que l’on pourrait appeler latine, la conception à la Victor Hugo, humanitaire, maçonnique, anti-historique, tendrement construite avec le ciment des larmes et les pierres des soupirs”, pour se fonder sur le libre-échange seul moyen concret d’empêcher la guerre comme l’ont montré les écrits d’Edoardo Giretti. »

Nous pouvons encore lire : « Le mépris affiché par Gramsci pour les erreurs françaises, telles que la démocratie, le messianisme jacobin, l’humanitarisme maçonnique, jugées comme étant les idées abstraites de justice, d’égalité et de fraternité, claironnée par les radicaux de la Troisième République ne peut qu’alimenter sa critique » de la révolution de 1789.

De manière paradoxale, Gramsci juge positivement la révolution russe de 1917 au point de se bercer d’illusion : « Les révolutionnaires russes ont ouvert les prisons, non seulement pour les condamnés politiques, mais aussi pour les condamnés de droit commun. Or les condamnés de droit commun d’un pénitencier, quand on leur annonça qu’ils étaient libres, ont répondu qu’ils ne sentaient pas le droit d’accepter la liberté, car ils devaient expier leur faute. »

Gramsci se rend donc en Russie. Il y devient un bolchevik accompli, un mari et un père. À son retour en Italie, Gramsci ne partage pas le pessimisme de ses camarades, nonobstant les informations reçues de son pays quand il se trouvait à l’étranger.

En effet : « Gramsci a donc vécu hors d’Italie les 18 premiers mois du fascisme, de la marche sur Rome aux élections législatives de 1924. »

Comme quoi, il demeure important voire fondamental d’être sur le terrain pour jauger et juger correctement une situation. Cependant, son intelligence ne peut être remise en cause, suite à une erreur d’analyse.

À ce sujet, Mussolini le décrit comme un : « Sarde bossu au cerveau indubitablement puissant. »

Lorsque les attaques des fascistes à l’endroit de la maçonnerie s’intensifient, Gramsci y voit surtout une guerre contre la bourgeoisie.

Effectivement, la bourgeoise italienne n’a pu s’organiser que par et grâce à la maçonnerie. Son libéralisme historique l’a naturellement poussée vers les loges. Sans elles, selon Gramsci, la bourgeoisie serait restée faible politiquement, car incapable de se mettre en ordre de bataille par elle-même.

Gramsci ne juge pas correctement les progrès des fascistes en Italie. Il les sous-estime, et dans le même temps il surestime la force des communistes. Il finit par être arrêté par la police. Lors de son procès, Michèle Isgro représentant du ministère public dira : « Pour 20 ans, nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner. »

L’auteur donne des indications sur les conditions d’emprisonnement de Gramsci : « S’il est vrai que Gramsci n’a pas été frappé, ni affamé, et s’il est juste encore de rappeler que la prison fasciste est moins dure que ne le sont le goulag stalinien et les camps de concentration nazis, il convient néanmoins de ne pas édulcorer la souffrance de ce dernier et de ne pas l’attribuer à sa santé structurellement défaillante. Empêcher une personne de dormir relève purement et simplement de la torture physique. L’absence de soins et de nourriture adaptés à son état général est aussi une forme de maltraitance. Le fascisme ne l’a peut-être pas tué au sens propre du terme, mais il n’a rien fait pour ralentir la dégradation de sa santé. »

Il lit un livre par jour en plus de trois ou quatre quotidiens nationaux, comme le permet le règlement général des prisons. L’étude et l’écriture restent pour lui le meilleur moyen de lutter contre ses ennemis. L’enfermement ne l’empêche nullement de s’informer sur les événements politiques nationaux et internationaux.

Avant son arrestation, il avait dénoncé la politique de Staline à l’endroit de Trotsky et de ses comparses : « Gramsci produit une pensée libre. Son drame personnel est la chance de sa postérité. Toutefois la polémique avec Togliatti, qui est son dernier acte public, laisse à penser que même sans l’épreuve de la prison, qui l’a coupé de la vie militante active, Gramsci n’aurait sans doute pas sombré dans le stalinisme comme tant d’autres de ses compagnons. »

Une fois en prison, il prend ses distances avec le stalinisme pur et dur. Bien que statutairement Secrétaire Général du Parti Communiste Italien, il s’en éloigne et sera plus ou moins relégué comme un laissé pour compte par son parti.

Gramsci est un prisonnier politique encombrant à la fois pour ses amis et ses ennemis. Le Parti communiste Italien mettra plus d’un an pour étudier sérieusement son sujet en commission, et pour lui envoyer de maigres subsides. Les différentes tentatives de libération menées par son parti et ses amis auprès des autorités fascistes échouent.

En prison, Antonio écrit et continue de produire une analyse politique : « Gramsci estime que la création de l’Institut mobilier italien (novembre 1931), de l’Institut de reconstruction industrielle (janvier 1933) et la nationalisation des principales banques posent les bases d’une économie mixte et constitue une étape possible vers l’organisation d’une économie programmatique, qui trouve son expression la plus réussie dans l’Amérique de Roosevelt, ayant su surmonter la crise du jeudi noir de Wall Street. »

Il parvient même à recréer un cercle d’études, comme il en avait jadis constitué à Turin auprès des ouvriers. Le fonctionnement reste identique. Ses camarades prisonniers et lui lisent les mêmes livres, et lors de la promenade ils échangent sur le sujet en exprimant leurs analyses, leurs divergences et leurs points de vue. Sa santé se détériore rapidement. Il finit par obtenir le droit de retrouver sa liberté.

« Les dernières lettres écrites par Gramsci sont désormais principalement pour ses deux garçons, Giuliano qu’il n’a jamais connu, Delio qu’il a si peu connu, ainsi que pour sa femme Giulia, qu’il a si mal connue. »

Il meurt à 46 ans sans pouvoir rejoindre le sol natal et les siens… Il laisse derrière lui une œuvre immense qui traite de l’histoire de l’Italie, du nationalisme, des partis politiques, de la littérature (notamment l’œuvre de Machiavel), de la Renaissance et de la Réforme, de la formation d’intellectuels issus de la classe ouvrière, de l’historicisme absolu, de la critique du déterminisme économique et la critique du matérialisme métaphysique. Avant de terminer notre chronique, nous livrons une dernière anecdote qui égratigne l’utopie communiste.

Lorsqu’il se trouvait en Russie et qu’il s’apprêtait à rentrer en Europe, Gramsci voulut donner secrètement de l’argent à sa femme qui restait alors en URSS dans le but d’améliorer son ordinaire. Cependant Giulia refusa le don.

Par principe ? Par idéologie ? Se savait-elle surveillée par la police politique ? Nul ne le sait exactement. Pourtant le régime stalinien était déjà fortement et fermement établi. Cela aurait donc dû rassurer Gramsci quant aux conditions convenables d’existence de sa femme… C’est dit !

Pour conclure, il est clair que nous apprécions réellement ce livre. L’ouvrage est plutôt complet dans son approche historique et intellectuelle. Il se lit très bien, plutôt facilement, même si l’histoire politique italienne n’est guère un de nos sujets de prédilection. De nombreuses références traitant de la vie politique italienne du siècle dernier sont indiquées.

Cependant nous nous familiarisons vite avec toutes ces subtilités, grâce au réel sens pédagogique de l’auteur. Toutefois, il aurait été intéressant d’y retrouver des photos d’archives, pour nous plonger encore plus dans ce contexte historique foisonnant et passionnant. D’une manière générale, nous devinons que l’auteur aime son sujet d’étude, mais il ne tombe jamais dans l’hagiographie et la propagande.

C’est fort appréciable quand nous lisons un livre d’histoire. Cette étude récente, l’une des rares écrites en français sur Gramsci, constitue une excellente entrée en matière pour ceux qui veulent découvrir ce penseur du XXe siècle. Ce dernier a théorisé une idée qui continue de faire débat aujourd’hui : « la victoire culturelle est un préalable à la victoire politique… »

Antonio Gramsci. Vivre, c'est résister de Jean-Yves Frétigné (Armand Colin, 320 pages).

Antonio Gramsci. Vivre, c’est résister de Jean-Yves Frétigné (Armand Colin, 320 pages).

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