Karl Goschescheck dirige la NEL-Verlag qui Ă©dite ou réédite des ouvrages liĂ©s Ă lâAlsace-Lorraine ou rĂ©digĂ©s par des auteurs Ă©manant de cette entitĂ©. Cette maison dâĂ©dition se lance dĂ©sormais dans la publication de traductions en français dâouvrages rĂ©digĂ©s en allemand, langue que la plupart des Alsaciens-Lorrains ne maĂźtrisent plus. Dans ce cadre, paraissent pour la premiĂšre fois en langue française, sous le titre Un pays particulier : Souvenirs et considĂ©rations dâun Lorrain, les mĂ©moires de lâautonomiste alsacien-lorrain Hermann Bickler (1904-1984). Lionel Baland a rencontrĂ© Ă cette occasion Karl Goschescheck pour EurolibertĂ©s.
Qui est Hermann Bickler ? Quel intĂ©rĂȘt prĂ©sente pour le lecteur actuel ses mĂ©moires ?
Hermann Bickler a Ă©tĂ© lâun des principaux dirigeants du mouvement autonomiste alsacien-lorrain de lâentre-deux-guerres. Initialement membre de la Landespartei du Dr Karl Roos (1878-1940), au programme rĂ©solument autonomiste, il en a fondĂ© lâorganisation de jeunesse, la Jungmannschaft, qui sâest ensuite Ă©mancipĂ©e et est devenue un mouvement Ă part entiĂšre.
Ă la diffĂ©rence de la plupart des autres mouvements autonomistes â reflĂ©tant lâensemble de la diversitĂ© de lâĂ©chiquier politique, des communistes Ă la droite â qui ont conduit la lutte essentiellement dans le domaine politique et Ă©lectoral, la Jungmannschaft a entretenu une rĂ©flexion dâensemble sur la question alsacienne-lorraine, considĂ©rant quâil sâagissait, avant tout, non pas de gagner des Ă©lections, mais de sauvegarder autant que faire se peut lâidentitĂ© nationale, germanophone, du peuple alsacien-lorrain, partant du constat que lâĂtat français visait, depuis la conquĂȘte du pays au XVIIe siĂšcle, Ă dĂ©truire systĂ©matiquement cette identitĂ©.
Pour la Jungmannschaft et Hermann Bickler, la réponse à cette menace ethnocide passait par une « résistance généralisée », sans concession aucune, dans tous les domaines de la vie.
Ces MĂ©moires sont intĂ©ressantes pour le lecteur contemporain Ă plus dâun titre. Tout dâabord, Hermann Bickler est le dirigeant autonomiste alsacien-lorrain ayant Ă©tĂ© le plus diabolisĂ© par la propagande française avant et aprĂšs la IIe Guerre mondiale, et on dĂ©couvre Ă la lecture du prĂ©sent ouvrage un homme politique qui ne correspond pas Ă la caricature que lâon en a faite.
Ensuite, la plupart des ouvrages traitant du mouvement autonomiste alsacien-lorrain de lâentre-deux-guerres et disponibles en langue française ont Ă©tĂ© Ă©crits par divers historiens qui en donnent essentiellement une vision extĂ©rieure, alors que ces mĂ©moires de Hermann Bickler nous plongent Ă lâintĂ©rieur du mouvement. Ce nâest pas le rĂ©cit dâune tierce personne qui observe aprĂšs coup, mais celui dâun acteur direct qui nous explique ce quâil ressent au moment prĂ©sent et pourquoi il agit dâune maniĂšre ou dâune autre.
Et puis finalement, Ă lâheure oĂč le rĂ©gionalisme et lâautonomisme ressurgissent en Alsace, voire en Lorraine thioise (Moselle), et que la Catalogne rĂȘve de sâĂ©manciper, nous pouvons constater que la stratĂ©gie de la Jungmannschaft, ayant pour objectif de mettre lâaccent sur la sauvegarde à tout prix de lâidentitĂ© linguistique et culturelle germanophone, est dâactualitĂ©.
Comment expliquer lâagitation autonomiste durant lâentre-deux-guerres ?
Initialement, lâAlsace et la Lorraine Ă©taient des provinces allemandes. Elles faisaient partie du Saint Empire Romain Germanique depuis sa crĂ©ation. Tandis que lâAlsace Ă©tait trĂšs morcelĂ©e et â hormis la rĂ©gion de Belfort â presque totalement germanophone, la Lorraine Ă©tait un pays bilingue â le tiers nord-est Ă©tait germanophone, tandis que le reste Ă©tait francophone â dont la majeure partie appartenait au DuchĂ© de Lorraine.
La France a conquis militairement lâensemble â câest-Ă -dire contre lâavis des populations locales ! â entre le milieu du XVIe et la fin du XVIIIe siĂšcle : Metz, Toul et Verdun en 1552, la majoritĂ© de lâAlsace en 1648 suite Ă la Guerre de Trente Ans, Strasbourg par un coup de force en 1681, la Lorraine thioise petit Ă petit au XVIIe siĂšcle, le DuchĂ© de Lorraine en deux temps entre 1736 et 1766 et les quelques seigneuries restantes (Riquewihr, CrĂ©hange, Sarrewerden) et Mulhouse suite Ă la RĂ©volution française.
RĂ©volution française pour laquelle les Alsaciens et les Lorrains thiois (Mosellans) ont eu une attirance idĂ©ologique indĂ©niable, tout en conservant cependant leur identitĂ© germanophone, et ce, malgrĂ© une volontĂ© dĂ©clarĂ©e â dĂ©jĂ Ă lâĂ©poque â des autoritĂ©s françaises dâĂ©radiquer cette « langue de barbares ».
LâunitĂ© allemande rĂ©alisĂ©e par Bismarck en 1871 a alors embarquĂ© de force les Alsaciens et les Lorrains thiois, au dĂ©part pour des raisons de simple stratĂ©gie militaire. La pĂ©riode du Reichsland a cependant permis Ă lâAlsace-Lorraine de souffler et de se ressourcer culturellement pendant un demi-siĂšcle, et mĂȘme de largement sâĂ©manciper politiquement par lâobtention dâune presque autonomie en 1911.
Lorsquâen 1918, la France rĂ©envahit le pays et le rĂ©annexe â Ă©galement de force ! â, Paris dĂ©cide unilatĂ©ralement que cette autonomie rĂ©gionale doit disparaĂźtre et reprend allĂšgrement son plan de destruction progressive de lâidentitĂ© nationale des Alsaciens-Lorrains, ce qui provoque quelques remous qui se transforment en rĂ©bellion presque ouverte lorsque Ădouard Herriot tente de supprimer le Concordat.
Il sâagit donc de deux rĂ©actions face Ă une volontĂ© dâhĂ©gĂ©monie culturelle et idĂ©ologique (laĂŻque) : lâune nationale afin de dĂ©fendre la langue allemande, et lâautre confessionnelle â quoique unitaire entre protestants et catholiques ! â pour sâopposer Ă la sĂ©paration de lâĂglise et de lâĂtat. La France a cĂ©dĂ© â au moins provisoirement â sur la question religieuse. Elle est restĂ©e inflexible sur la question linguistique.
Hermann Bickler est nĂ© en Moselle, dans le Bitscherland (Pays de Bitche). On parle souvent pour son Ă©poque, mais aussi de nos jours, dâautonomisme alsacien. La Lorraine (ou Moselle) est ainsi souvent oubliĂ©e. Quid de la Lorraine ? Faut-il parler de Lorraine ou de Moselle ?
Le terme de « Moselle » nâest pas une dĂ©nomination historique traditionnelle pour ce territoire ; il a Ă©tĂ© inventĂ© (en prenant le nom du fleuve, comme pour les dĂ©partements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin) lors de la RĂ©volution française selon le mĂȘme principe que le nom des autres dĂ©partements.
On peut noter au passage que ce territoire a Ă©tĂ© remodelĂ© en 1870/1871. Hormis les arrondissements de Metz et ChĂąteau-Salins â francophones â, la majeure partie de ce quâil est convenu dâappeler le dĂ©partement de la Moselle correspond Ă la partie historiquement germanophone de la Lorraine et notamment ce quâon appelait le « Baillage dâAllemagne » dans le cadre du DuchĂ© de Lorraine. Cette partie de la Lorraine sâappelle traditionnellement « Lorraine allemande » ou « Lorraine thioise », ce qui signifie la mĂȘme chose.
Lâobservateur extĂ©rieur a par nature tendance â et câest humain â Ă simplifier ; câest pourquoi lorsquâon parle de la Lorraine dans son ensemble, on voit essentiellement Nancy et on oublie souvent le tiers nord-est germanophone. De mĂȘme, lorsquâon parle de lâAlsace-Lorraine, on se focalise gĂ©nĂ©ralement essentiellement sur lâAlsace.
Un des autres intĂ©rĂȘts de lâouvrage dâHermann Bickler est notamment de replacer la Lorraine thioise dans ce contexte et dâexpliquer le cas particulier souvent trop mĂ©connu de la Lorraine.
Cet ouvrage prĂ©sente-t-il un intĂ©rĂȘt uniquement pour les Alsaciens-Lorrains de sensibilitĂ© autonomiste, ou a-t-il une portĂ©e plus gĂ©nĂ©rale ?
LâintĂ©rĂȘt de cette publication ne se limite naturellement pas aux Alsaciens-Lorrains de sensibilitĂ© autonomiste. Il apporte Ă tous les Alsaciens et Ă tous les Lorrains un tĂ©moignage important et inĂ©dit sur une page, certes proche, mais mĂ©connue, car souvent occultĂ©e, de leur histoire, et pas seulement Ă propos de lâentre-deux-guerres !
Il intĂ©resse tout naturellement les ressortissants de peuples ayant eu un destin similaire Ă celui du peuple alsacien-lorrain. Je pense bien naturellement entre autres aux Bretons, aux Corses, aux Basques, aux Savoisiens, aux Flamands, aux Catalans, voire aux peuples dâOutre-mer.
Mais il intĂ©ressera finalement tout lecteur sensible au droit des peuples Ă disposer dâeux-mĂȘmes, voire tout simplement aux Droits de lâHomme, parce que les causes alsacienne-lorraine, bretonne, corse, basque, savoisienne, flamande, catalane etc. sont avant tout une question de Droits de lâHomme.
Que rĂ©vĂšle la relation dâamitiĂ© quâHermann Bickler entretenait avec lâĂ©crivain Louis-Ferdinand CĂ©line ?
Les MĂ©moires dâHermann Bickler rappellent que deux intellectuels issus de deux peuples que la guerre aurait pu opposer de maniĂšre absolue ont Ă©tĂ© capables de dĂ©velopper une amitiĂ© sincĂšre par-delĂ les inimitiĂ©s nationales traditionnelles, sans que ni lâun ni lâautre ne renoncent Ă son identitĂ© propre.
Hermann Bickler, condamnĂ© Ă mort par lâĂtat français au sortir de la IIe Guerre mondiale et qui a trouvĂ© refuge en Italie, est gĂ©nĂ©ralement considĂ©rĂ© comme comptant parmi les plus radicaux des autonomistes. Il affirme pourtant dans ses mĂ©moires avoir contribuĂ© Ă Ă©viter la peine de mort Ă des groupes de rĂ©sistants anti-nationaux-socialistes alsaciens, ainsi quâavoir extirpĂ© la rĂ©sistante française GeneviĂšve de Gaulle (la niĂšce du GĂ©nĂ©ral) des camps de concentration. Comment expliquer cette attitude ?
Hermann Bickler est le dirigeant autonomiste alsacien-lorrain le plus dĂ©criĂ© parce que câest aussi celui qui a poussĂ© la rĂ©flexion identitaire alsacienne-lorraine jusquâau bout et qui a entendu apporter une rĂ©ponse globale, une « rĂ©sistance gĂ©nĂ©ralisĂ©e » Ă la destruction planifiĂ©e de lâidentitĂ© nationale de son pays. Câest dans ce contexte quâil faut aussi comprendre ses relations avec le mouvement national breton, et son amitiĂ© avec le thĂ©oricien Olier Mordrel, ainsi quâavec le mouvement national flamand.
Comme une grande partie des dirigeants de la Landespartei, Hermann Bickler, Ă©tait conscient du fait dâĂȘtre non seulement Lorrain et Alsacien-Lorrain, mais au-delĂ de cela, dâĂȘtre un Allemand et câest tout naturellement quâil Ă©tait un nationaliste allemand, dont certains points de vue recoupaient certes ceux du national-socialisme, mais sans quâil y adhĂšre dans sa globalitĂ©.
Pour lui, il allait de soi â surtout aprĂšs la rĂ©pression française subie dans les annĂ©es trente â que lâAlsace-Lorraine retourne Ă lâAllemagne. Il nâa pas choisi que lâAllemagne soit Ă ce moment-lĂ gouvernĂ©e par la dictature nationale-socialiste. Il a nĂ©anmoins considĂ©rĂ© â et il lâexplique dans lâouvrage â que son devoir Ă©tait de faire avec pour pouvoir dĂ©fendre autant que faire se pouvait les intĂ©rĂȘts alsaciens-lorrains.
Câest dans cet Ă©tat dâesprit quâil faut comprendre ses interventions en faveur de tels ou tels compatriotes alsaciens-lorrains, voire dâautres personnes comme GeneviĂšve de Gaulle, ou aussi CĂ©line quâil a aidĂ© Ă passer au Danemark.
Avez-vous dâautres livres en prĂ©paration au NEL-Verlag ?
Nous avons plusieurs ouvrages en prĂ©paration, des romans historiques ayant trait Ă lâAlsace tant en allemand quâen traduction française, mais aussi â vraisemblablement pour la fin de lâannĂ©e prochaine â un livre sur la politique française en Alsace-Lorraine dans les annĂ©es vingt.
La prochaine publication prĂ©vue en français est Richenza ou la veuve juive dâEdward Sorg, un roman historique racontant un amour impossible et dont lâaction se dĂ©roule Ă Strasbourg au XIVe siĂšcle.
Les ouvrages du NEL-Verlag sont disponibles sur le site Internet www.nel-verlag.com et sur Amazon.
Source
BICKLER Hermann, Un pays particulier : Souvenirs et considĂ©rations dâun Lorrain, NEL-Verlag, Strasbourg, 2017.
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Philippe Randa,
Directeur dâEuroLibertĂ©s.