10 septembre 2016

La mort d’un officier français instrumentalisée

Par Louis-Christian Gautier

Louis-Christian Gautier propose aux lecteurs d’EuroLibertés un « récit historique » en plusieurs épisodes : « Naissance de la propagande de guerre : un “incident de frontière” à l’origine de celle de Sept Ans (1756-1763) et ses conséquences inattendues, lointaines et actuelles. »

 

La mobilisation des énergies nationales n’est pas une invention de la Révolution française, l’utilisation de la propagande de guerre et l’appel aux sentiments patriotiques et xénophobes non plus. Une étude publiée par l’université d’Harvard le met en évidence.

Saviez-vous que Rouget de Lisle était un plagiaire éhonté et que dans son Chant de guerre pour l’armée du Rhin, devenu La Marseillaise, il s’était inspiré de vers composés une trentaine d’années plus tôt, mais dirigés contre l’Angleterre ?

« Va, pour t’entredétruire, armer tes bataillons

Et de ton sang impur abreuver tes sillons… »

L’auteur en était Claude-Rigobert Lefebvre de Beauvray, dans son « Adresse à la nation angloise » de 1757.

Et c’est un historien américain, David A. Bell, qui nous le rappelle dans une savante étude universitaire intitulée Le culte de la nation en France, sous-titrée « L’invention du nationalisme, 1680-1800 ». Son idée maîtresse, développée sur trois cents pages, est que la Révolution a succédé à l’Église catholique dans la tâche d’uniformisation du pays.

Nous nous contenterons de traiter d’un aspect particulier de la constitution du sentiment national français : l’anglophobie, qui a connu de nombreux avatars, de la guerre de Cent Ans à l’Union Européenne. Ses développements inattendus seront aussi évoqués.

La mort d’un officier français instrumentalisée

C’était il y a longtemps, au XVIIIe siècle. Très exactement le 28 mai 1754. Le royaume de France et le Royaume-Uni (mais les textes français parlent toujours d’« Angleterre ») s’efforçaient concurremment de s’attribuer les plus vastes territoires possible en Amérique du Nord. Chacun élevait des fortins en rondins et y plaçait des garnisons. Chacun recrutait aussi des auxiliaires « indiens » : qui, sur plusieurs générations, n’a pas lu Le dernier des Mohicans de James Fenimore Cooper ?

Un officier français du nom de Coulon de Jumonville, accompagné de neuf soldats, se dirigeait de Fort Duquesne (actuellement Pittsburgh) vers Fort Necessity pour enjoindre aux « Anglais » de se retirer sans tarder d’une contrée considérée comme appartenant au roi de France. Une soixantaine de kilomètres séparaient les deux places, aussi un bivouac s’imposait-il.

Des Peaux-Rouges de la tribu des Seneca, qui fournissaient des « scouts » (éclaireurs) aux Anglais, alertèrent le commandant de Fort Necessity de ce mouvement. Et leur chef, Tanaghrisson, qui lui-même détestait les Français, persuada l’officier de Sa Majesté, âgé de vingt-deux ans seulement et inexpérimenté, qu’il s’agissait de l’avant-garde d’une force d’invasion. Un coup de main fut monté sur le campement, et à l’aube, après un échange de coups de feu, la petite troupe française était submergée. Jumonville, blessé, était achevé par le chef des Peaux-Rouges, et ceux-ci rapportaient une collection de scalps.

De son côté, le jeune officier britannique écrivait fièrement à son frère : « J’ai entendu siffler les balles, et crois-moi, c’est une musique charmante. »

Les protagonistes de l’accrochage l’ignoraient forcément, mais ils venaient d’enclencher un processus qui allait conduire à la guerre de Sept Ans.

Peu après Joseph Coulon de Jumonville sera vengé : un détachement commandé par son propre frère enleva Fort Necessity, dont le commandant anglais si fier de son « exploit » sera contraint de signer une déclaration où il reconnaissait avoir « assassiné » un plénipotentiaire. Heureusement pour lui, la notion de criminel de guerre n’existait pas encore, et le « héros » limitera les dégâts vis-à-vis de ses compatriotes en déclarant n’avoir pas compris le sens du texte rédigé en français. Ceci mettra néanmoins un terme prématuré à la carrière dans l’armée de Sa Majesté britannique de cet officier peu versé dans une langue parlée alors par l’ensemble des élites européennes. Cependant, il « rebondira » dans un domaine proche : il s’appelait Georges Washington. Mais ceci est une autre histoire.

Ce qui nous intéresse ici est que si la France n’est pas rancunière vis-à-vis de l’individu, elle le restera vis-à-vis du pays dont il était alors le loyal sujet : en même temps qu’une guerre « classique », une campagne d’opinion était déclenchée, et qui, elle, allait durer plus de sept ans.

Il est permis de considérer ce conflit comme celui qui a donné naissance à l’utilisation systématique de la « propagande de guerre », dont on sait le large usage fait depuis et jusqu’à nos jours.

Le support matériel de cette propagande était alors essentiellement l’imprimerie. En ce qui concerne les thèmes exploités, la France utilisera largement la mort « par traîtrise » de Jumonville, véritable leitmotiv. Elle donnera en particulier naissance à un poème épique de soixante pages composé par Antoine-Léonard Thomas en 1759, et intitulé « Jumonville » :

« Par un plomb homicide indignement percé,

Aux pieds de ses bourreaux il tombe renversé […]

De la France en mourant le tendre souvenir,

Vient charmer sa grande âme à son dernier soupir.

Il meurt : foulé aux pieds d’une troupe inhumaine

Ses membres déchirés palpitent sur l’arène… »

On relève des formules que la propagande révolutionnaire reprendra à son compte une trentaine d’années plus tard : « bourreaux »… « troupe inhumaine » : il ne s’agit plus de combat entre adversaires loyaux, mais d’une lutte entre « bons » et « méchants ». Les gravures illustrant le texte sont aussi explicites : Jumonville est frappé dans le dos par un supposé Indien… vêtu à la turque ! Lui-même est équipé comme un chevalier médiéval, du moins vu par un artiste du XVIIIe siècle. Le message est clair : il s’agit d’une nouvelle croisade où les Français jouent le rôle des Chrétiens, et les Anglais celui de renégats alliés aux Infidèles. La Civilisation contre la Barbarie. Ouvrons une parenthèse pour rappeler que certains monuments aux morts français de la guerre 1914-1918 parlent de « Défense de la Civilisation ». Et chacun sait que quelle que soit l’époque, les Civilisés, c’est nous.

(Suite de ce récit de l’anglophobie demain).

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Philippe Randa,
Directeur d’EuroLibertés.

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