5 août 2018

Baudelaire et Wagner

Par Nicolas Bonnal

 

On sait que Baudelaire adorait Wagner. On sait moins que Wagner a inspiré sa poétique et même ses vers, ainsi que sa rage, anti-française ou anti-belge.

Charles Baudelaire.

Charles Baudelaire.

Dans sa lettre à Wagner, le plus grand (et dernier) poète moderne écrivait : « Vous n’êtes pas le premier homme, Monsieur, à l’occasion duquel j’ai eu à souffrir et à rougir de mon pays. Enfin l’indignation m’a poussé à vous témoigner ma reconnaissance ; je me suis dit : je veux être distingué de tous ces imbéciles. »

Richard Wagner.

Richard Wagner.

Dans le long texte sur Tannhäuser, on atteint des sommets. Et cela donne (écoutez le prélude en lisant ces lignes) : « En attendant, il restait avéré que, comme symphoniste, comme artiste traduisant par les mille combinaisons du son les tumultes de l’âme humaine, Richard Wagner était à la hauteur de ce qu’il y a de plus élevé, aussi grand, certes, que les plus grands ».

Ici Baudelaire se rapproche de Schopenhauer (sur Schopenhauer et la musique j’ai publié ce bref rappel [1]).

« J’ai souvent entendu dire que la musique ne pouvait pas se vanter de traduire quoi que ce soit avec certitude, comme fait la parole ou la peinture. Cela est vrai dans une certaine proportion, mais n’est pas tout à fait vrai. Elle traduit à sa manière, et par les moyens qui lui sont propres. Dans la musique, comme dans la peinture et même dans la parole écrite, qui est cependant le plus positif des arts, il y a toujours une lacune complétée par l’imagination de l’auditeur ».

Notre grand poète et métaphysicien, disciple de Poe et de Maistre ajoute que l’art de Wagner est lié au temps et à l’espace. Guénon s’en souviendra qui évoque deux fois cette ligne de Parsifal ou le temps touche l’espace.

Puis Baudelaire ajoute (c’est dans le programme distribué à cette époque au Théâtre Italien) : « Dès les premières mesures, l’âme du pieux solitaire qui attend le vase sacré plonge dans les espaces infinis. Il voit se former peu à peu une apparition étrange qui prend un corps, une figure (cette apparition se précise davantage et la troupe miraculeuse des anges, portant au milieu d’eux la coupe sacrée, passe devant lui).

Le saint cortège approche ; le cœur de l’élu de Dieu s’exalte peu à peu ; il s’élargit, il se dilate ; d’ineffables aspirations s’éveillent en lui ; il cède à une béatitude croissante, en se trouvant toujours rapproché de la lumineuse apparition, et quand enfin le Saint-Graal lui-même apparaît au milieu du cortège sacré, il s’abîme dans une adoration extatique, comme si le monde entier eût soudainement disparu ».

On comprend mieux alors l’élan mystique de Baudelaire et sa définition de l’idéal !

Puis cet excellemment rédigé programme (c’était une autre époque tout de même) ajoute : « Cependant le Saint-Graal répand ses bénédictions sur le saint en prière et le consacre son chevalier. Puis les flammes brûlantes adoucissent progressivement leur éclat ; dans sa sainte allégresse, la troupe des anges, souriant à la terre qu’elle abandonne, regagne les célestes hauteurs. Elle a laissé le Saint-Graal à la garde des hommes purs, dans le cœur desquels la divine liqueur s’est répandue, et l’auguste troupe s’évanouit dans les profondeurs de l’espace, de la même manière qu’elle en était sortie ».

Et là bien sûr on pensera à notre poème favori à tous, j’ai nommé Élévation :

« Mon esprit, tu te meus avec agilité,

Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,

Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde

Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;

Va te purifier dans l’air supérieur,

Et bois, comme une pure et divine liqueur,

Le feu clair qui remplit les espaces limpides ».

Sur le Graal littéraire et musical, Baudelaire ajoute en citant le grand mystique méconnu Liszt (découvrez ici son miraculeux oratorio Christus https://www.youtube.com/watch?v=Q7MfqSFEj1U) : « Je prends maintenant le livre de Liszt, et je l’ouvre à la page où l’imagination de l’illustre pianiste (qui est un artiste et un philosophe) traduit à sa manière le même morceau : “Cette introduction renferme et révèle l’élément mystique, toujours présent et toujours caché dans la pièce… Pour nous apprendre l’inénarrable puissance de ce secret, Wagner nous montre d’abord la beauté ineffable du sanctuaire, habité par un Dieu qui venge les opprimés et ne demande qu’amour et foi à ses fidèles. Il nous initie au Saint-Graal ; il fait miroiter à nos yeux le temple de bois incorruptible, aux murs odorants, aux portes d’or, aux solives d’asbeste, aux colonnes d’opale, aux parois de cyrnophane, dont les splendides portiques ne sont approchés que de ceux qui ont le cœur élevé et les mains pures. Il ne nous le fait point apercevoir dans son imposante et réelle structure, mais, comme ménageant nos faibles sens, il nous le montre d’abord reflété dans quelque onde azurée ou reproduit par quelque nuage irisé” ».

Après Baudelaire devient incomparable à son tour : « Je poursuis donc. Je me souviens que, dès les premières mesures, je subis une de ces impressions heureuses que presque tous les hommes imaginatifs ont connues, par le rêve, dans le sommeil. Je me sentis délivré des liens de la pesanteur, et je retrouvai par le souvenir l’extraordinaire volupté qui circule dans les lieux hauts (notons en passant que je ne connaissais pas le programme cité tout à l’heure) ».

On résonne comme dans un tableau de Caspar Friedrich ou dans le chant du destin de Brahms (mise en musique de l’anciennement fameux opus d’Hölderlin) : « Ensuite je me peignis involontairement l’état délicieux d’un homme en proie à une grande rêverie dans une solitude absolue, mais une solitude avec un immense horizon et une large lumière diffuse ; l’immensité sans autre décor qu’elle-même ».

La vision se précise comme dans une extase mystique : « Bientôt j’éprouvai la sensation d’une clarté plus vive, d’une intensité de lumière croissant avec une telle rapidité, que les nuances fournies par le dictionnaire ne suffiraient pas à exprimer ce surcroît toujours renaissant d’ardeur et de blancheur […] Alors je conçus pleinement l’idée d’une âme se mouvant dans un milieu lumineux, d’une extase faite de volupté et de connaissance, et planant au-dessus et bien loin du monde naturel ».

Le passage guénonien que j’évoquais plus haut : « Aucun musicien n’excelle, comme Wagner, à peindre l’espace et la profondeur, matériels et spirituels. C’est une remarque que plusieurs esprits, et des meilleurs, n’ont pu s’empêcher de faire en plusieurs occasions. Il possède l’art de traduire, par des gradations subtiles, tout ce qu’il y a d’excessif, d’immense, d’ambitieux, dans l’homme spirituel et naturel. Il semble parfois, en écoutant cette musique ardente et despotique, qu’on retrouve peintes sur le fond des ténèbres, déchiré par la rêverie, les vertigineuses conceptions de l’opium ».

Ah, l’opium… Mais ne faisons pas se pointer le bout de son nez à de Quincey, agent et espion britannique russophobe, qui ne le mérite pas.

Baudelaire va se rapprocher grâce à Wagner de ses synesthésies et de ses correspondances : « D’ailleurs, il ne serait pas ridicule ici de raisonner a priori, sans analyse et sans comparaisons ; car ce qui serait vraiment surprenant, c’est que le son ne pût pas suggérer la couleur, que les couleurs ne pussent pas donner l’idée d’une mélodie, et que le son et la couleur fussent impropres à traduire des idées ; les choses s’étant toujours exprimées par une analogie réciproque, depuis le jour où Dieu a proféré le monde comme une complexe et indivisible totalité ».

Cela donne ces vers immortels connus de tous les anciens collégiens (les nouveaux préfèrent le rap) :

« La nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

L’homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l’observent avec des regards familiers ?

Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. »

On laisse notre génie conclure en nous montrant l’exemple : « Je poursuis donc. Je me souviens que, dès les premières mesures, je subis une de ces impressions heureuses que presque tous les hommes imaginatifs ont connues, par le rêve, dans le sommeil ».

Car notre Wagner fut une source et une expérience unique…

Notes

 

 

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